Un choc des civilisations réel ou désiré ?
L’attaque terroriste de lundi soir à Manchester lors d’un concert de la chanteuse américaine Ariana Grande et qui a fait 22 morts et 59 blessés a été revendiquée le lendemain sur les réseaux sociaux par l’agence de propagande du groupe armé État islamique. Le bilan de cet événement meurtrier n’est surpassé que par celui des attaques suicides à Londres le 7 juillet 2005 où 52 personnes ont péri et plus de 700 ont été blessées.
Malgré quelques imprécisions concernant le modus operandi de l’attaque de Manchester, Daesh s’est félicité qu’un « soldat du califat » – une expression choisie qui revient à maintes reprises dans les revendications habituelles du groupe – ait tué ou blessé environ 100 « croisés ». Il est déraisonnable que les victimes, dont la plupart sont des adolescents, soient désignées comme des « croisés », un terme associé aux croisades, ces expéditions militaires de l’Église en conquête de la terre sainte au Moyen Âge.
Aujourd’hui, c’est pourtant une appellation donnée aux forces de la coalition par les groupes djihadistes. Après l’attaque, des sympathisants de Daesh actifs sur les réseaux sociaux, dont la plateforme Telegram ont immédiatement affiché des images d’enfants blessés ou tués lors de bombardements de la coalition internationale contre certaines villes d’Irak et de Syrie, avec un message : « Il semble que les bombes larguées par l’armée britannique sur les enfants de Mossoul et de Raqqa reviennent frapper Manchester. »
C’est d’ailleurs la même justification que celle avancée par Daesh dans sa revendication de cet attentat : un acte commis en représailles pour la religion d’Allah, dans le but de terroriser les « polythéistes » qui ont profané les pays musulmans.
Les groupes djihadistes adoptent ainsi la thèse du « choc des civilisations » où l’Occident serait en guerre contre l’Islam.
Il n’est donc pas étonnant que certains groupes djihadistes aient interprété les rapports entre le président américain et les dirigeants saoudiens lors de son récent voyage en Arabie saoudite. Pour certains sympathisants des djihadistes, Trump est le « détestable maître croisé de la Maison-Blanche » avec qui les apostats du régime saoudien ont pactisé. On y voit encore l’émergence de la pensée binaire, celle d’un « choc des civilisations » où les musulmans apostats s’allient à l’Occident pour combattre la religion d’Allah.
La croyance qu’il existe un « choc civilisationnel » entre l’Occident et l’Islam est perceptible dans le choix même de la cible. Cette attaque lors d’un concert de musique rappelle certainement le carnage au Bataclan et ses environs, le 13 novembre 2015, où 130 personnes ont été tuées (dont 90 au Bataclan) et plus de 400 blessées.
Dans les deux cas, les djihadistes s’attaquent à des lieux symboliques forts.
Le but est de perturber la vie quotidienne des gens qui jouissent des bienfaits de la liberté. En Occident, la plupart des gens s’attendent à un certain niveau de sécurité et de confort. En fait, peu se sentent vraiment concernés par les attentats terroristes qui se déroulent au quotidien dans les pays du Moyen-Orient – la preuve, il y a eu deux attentats suicides en Syrie le jour suivant l’attaque de Manchester, deux événements peu ou pas couverts par les médias.
Ce déséquilibre attentionnel ou « double standard » pose problème. Il est inconcevable que des tyrans puissent poursuivre leur règne sans impunité, sous le regard et parfois même avec l’aval de certains pays occidentaux. Cet état des choses ne justifie en rien des attentats commis contre des innocents au nom d’un idéal idéologique ou religieux.
Il faut prendre garde de ne pas laisser de tels événements fissurer nos sociétés, car le projet djihadiste demeure essentiellement celui de la terreur et de la fracture. Ces groupes extrémistes cherchent en quelque sorte à dresser les gens les uns contre les autres. C’est pourquoi il faut résister à toute polarisation sur le plan politique et idéologique ; c’est notre survie en tant que démocratie libre qui en dépend.
* L’auteur est également spécialiste des questions de radicalisation